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Cette interview de Jean-Marc Jancovici circule depuis quelques jours sur le Twitter sceptique, et j’aimerais la commenter.
Jean-Marc Jancovici était invité dans la Matinale de France Culture, et la vidéo circule parce qu’il donne une leçon (à mon sens magistrale) de méthode scientifique et de relation aux faits à Guillaume Erner, le journaliste qui présente l’émission.
Cela dure environ une dizaine de minutes et commence à 29min45.
Il y a sans doute beaucoup à dire sur cet échange, mais un point en particulier m’a fait froid dans le dos : quand Erner dit qu’il invite des gens « à charge et à décharge ». La réponse de Jancovici est sensiblement identique à ma position, donc je vais simplement la rappeler : les faits ne sont ni à charge, ni à décharge.
Par contre, j’aimerais m’attarder sur cette erreur extraordinairement courante des journalistes sur les sujets scientifiques, précisément celle que fait Erner dans cette interview : croire que tous les sujets se prêtent à un débat entre « pro » et « anti ».
Cette approche est à mon sens très fallacieuse pour de nombreuses raisons, et deux en particulier :
comme le dit très bien Jancovici, les faits ne sont ni à charge, ni à décharge. Prétendre le contraire, c’est la porte ouverture au relativisme le plus total et à la fin de toute ambition scientifique
cette approche donne l’illusion qu’il y a deux camps de taille équivalente, avec des arguments plus ou moins équivalents qui se vaudraient
Ce dernier point a déjà été illustré par les climato-sceptiques : ultra-minoritaires dans le champ académique, le simple fait de les inviter en face de chercheurs qui adhèrent au consensus scientifique donne l’illusion (fausse) que le débat sur l’origine humaine du réchauffement climatique n’est pas tranché, que chaque camp aurait des arguments de force équivalence. En économie, le même problème se pose, où certains chercheurs ayant des positions ultra-minoritaires sont constamment invités.
Vous pensez peut-être qu’il y a en science économique plusieurs approches différentes qui seraient plus ou moins équivalentes, et que selon votre idéologie politique vous pourrez préférer l’une plutôt que l’autre. Cette conception de la science économique, qui n’a aucune base intellectuelle sérieuse, est à mon sens la conséquence (dramatique) de cette tendance des médias à systématiquement inviter un économiste « de chaque camp ».
Mais le problème va plus loin car la notion même de camp en économie est inopérante dans le champ scientifique : les médias considèrent souvent les discussions économiques sous le seul angle idéologique ou politique, avec (pour aller vite) l’économiste de droite vs. l’économiste de gauche. Autant sur les sujets de politiques publiques, qui font des gagnants et des perdants, il est légitime de donner la parole au plus grand nombre – car ce sont des sujets politiques. Autant sur la question des faits, cela n’a aucun sens.
Si j’affirme par exemple qu’une baisse des impôts sur les entreprises augmente le nombre d’embauches (et donc diminue le chômage), il s’agit d’un énoncé testable – qui est vrai ou faux, mais qui ne peut pas être les deux en même temps selon votre idéologie1Et de ce que j’en sais, il me semble que c’est un énoncé plutôt faux.. Que l’énoncé soit vrai ou faux ne permet pas de dire quelle est mon idéologie politique.
La confusion des journalistes vient probablement de leur lecture quasi-exclusivement politique des débats. C’est aussi quelque chose que l’on retrouve dans cette interview, quand Erner dit que Jancovici serait « pro-nucléaire » parce qu’il dit que le danger radiologique autour de Fukushima est aujourd’hui très faible – voire inexistant. Pourquoi toujours raisonner en « pro » et « anti » ? Pourquoi ne pas raisonner sur d’autres bases, comme par exemple « que sait-on vraiment ? ».
La discussion autour de l’effet des gaz de schiste aux États-Unis (vers 36min) est aussi éclairante, car on voit bien comment cette lecture quasi-exclusivement politique aboutit à faire des interprétations fallacieuses des arguments des uns et des autres. Il y a toutefois d’autres hommes de paille, par exemple sur la position de Jancovici sur le nucléaire. Il me semble qu’ils proviennent eux-aussi de cette lecture quasi-exclusivement politique.
Pour finir, on remarquera les références un peu douteuses au « lobby nucléaire » : je ne suis pas opposé à l’usage de ce terme, mais dans ce cas pourquoi ne pas aussi parler du « lobby biologique » ? On rappelle que EELV a fait élire un député européen ancien PDG de BioCoop, et que BioCoop finance des associations comme Générations futures. Pourquoi s’indigner uniquement contre certains lobbys ? D’autant qu’il est établi que EELV, BioCoop et Générations futures ont recours à de la désinformation pour faire avancer leurs intérêts.
Dans tous les cas, je vous conseille vivement d’écouter cet échange de 10 minutes. Il est particulièrement instructif quant au fossé béant qu’il existe entre les journalistes et les chercheurs quant à la manière d’appréhender les faits et les résultats scientifiques.
Une « critique » souvent faite à la science économique est que les hypothèses de ses modèles seraient « irréalistes ».
La question du « réalisme » dans les sciences est une vaste et difficile question : est-ce que la courbure de l’espace-temps causée par un corps massif est un concept « réaliste » ? Est-ce que l’idée que la matière serait composée d’atomes eux-mêmes principalement composée de… vide est « réaliste » ?1Je ne prétends pas répondre à ces questions. Je dis juste qu’en posant la question du « réalisme » sur des théories habituellement perçues comme solides, on voit bien que c’est une question en réalité plus compliquée qu’on ne l’imagine.
Plutôt que « réaliste », je vais plutôt utiliser le terme de « faux ». Il me paraît nettement moins ambigu. Et c’est d’ailleurs une critique également faite par certain.e.s aux économistes : les hypothèses de nos modèles seraient « fausses ».
Dire que les hypothèses seraient « fausses » est déjà en soi loin d’être évident, mais admettons que la critique soit fondée. Est-ce bien grave ?
Une erreur souvent commise lorsque l’on s’intéresse à un modèle est d’oublier qu’il s’agit d’une description simplifiée de la réalité. Cela signifie que l’on va volontairement mettre de côté tout un tas de dimensions du phénomène étudié pour se concentrer sur ce qui nous intéresse. Cette manière de faire est très bien résumée par l’adage suivant :
Tous les modèles sont faux, mais certains sont utiles.
J’aimerais prendre un exemple spectaculaire de ça : la conception des ailes d’avion.
Les équations qui régissent l’écoulement de l’air autour d’une aile sont très difficiles à résoudre. Même de puissants ordinateurs n’y parviennent pas. On doit se contenter d’approximations. Or, pour faire ces approximations, il est parfois nécessaire de… faire des hypothèses dont il est évident qu’elles sont fausses !
Pourtant, grâce à ces simplifications, il a été possible d’utiliser un modèle basée sur une série d’hypothèses complètement fausses pour concevoir des ailes d’avion ! C’est parfaitement expliqué par David Louapre à la minute 16:24 dans cette vidéo :
En d’autres termes, un modèle dont on sait qu’il viole plein d’hypothèses a tout de même permis de concevoir des ailes d’avion ! N’est-ce pas bluffant ?
Comme je l’expliquais plus haut, pas tant que ça en réalité : certes, le modèle fait plein d’hypothèses fausses, mais rien ne dit que ces hypothèses fausses l’empêchent de décrire suffisamment bien le phénomène que l’on veut étudier. La clé étant ici « suffisamment bien », car selon les besoins de la question de recherche posée, on pourra se satisfaire d’un modèle plus ou moins « faux ».
Quand ce sont des physiciens qui font ces hypothèses, c’est à la rigueur une curiosité. En tout cas, personne ne semble trouver à y redire. Mais quand ce sont les économistes, certains en concluent que la science économique n’est pas une science, et qu’il faudrait s’en débarrasser au plus vite. Pourquoi cette différence de traitement ?
Mon hypothèse est que dans le cas de l’économie, il existe tout un bataillon d’individus qui passent leur temps dans les médias à diffuser leur bullshit sur la discipline. Pourquoi font-ils ça ? Pour se faire élire. Pour vendre des livres. Pour l’attention que cela procure. Les objectifs peuvent être variés.
Le problème est que la démarche scientifique appliquée aux questions économiques et sociales finit comme victime collatérale de ce bullshit. Au point que la discipline a une image désastreuse auprès du grand public, alors qu’en discutant quelques instants avec lui on se rend compte très vite qu’il… ne la connaît pas !
Maladroitement, c’est un peu ce dommage collatéral (et ceux qui en sont à l’origine) que Pierre Cahuc et André Zylberberg ont dénoncé dans leur ouvrage Le Négationnisme économique. Mais plus que jamais, l’idée qu’il existe des charlatans qui instrumentalisent la science économique pour leurs intérêts au détriment de toute rigueur et de toute volonté de bien faire me paraît pertinente. Et le scepticisme peut nous donner des outils formidablement puissants pour identifier ces discours fallacieux, et les mettre de côté pour nous concentrer sur des discours qui, eux, nous permettent réellement de comprendre notre réalité économique et sociale. Avec toutes les forces et toutes les faiblesses inhérentes à la méthode scientifique.
Une théorie qui n’est réfutable par aucun évènement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique. Pour les théories, l’irréfutabilité n’est pas (comme on se l’imagine souvent) vertu mais défaut.
Karl Popper dans Conjectures and Refutations: The Growth of Scientific Knowledge (1963) viaCortecs